Autoplus - le 28 mars 2000

Le scandale des autoroutes trop chères
par Bruno THOMAS

Pour l'automobiliste, le prix du péage représente une sacrée dépense. Les tarifs des parcours ne cessant de grimper, il paie quelquefois plus cher son passage qu'il ne dépense en carburant ! Cela ne devrait pas s'arranger, puisque se profile à l'horizon la probable augmentation due à la TVA. Un nouveau coup porté au porte-monnaie des usagers.

" L'usage des autoroutes est en principe gratuit." L'article L122-4 du code de la voirie se révèle on ne peut plus explicite. Pourtant, dans la pratique, on paye. Et au prix fort ! Historiquement, cela s'explique. La législation a toujours interdit à l'Etat de percevoir directement des péages. Il lui a donc fallu concéder à des sociétés publiques la construction mais aussi l'exploitation du réseau autoroutier. Une concession toute " théorique ", sachant que l'Etat est actionnaire à 98% de ces fameuses sociétés (sauf Cofiroute, qui reste l'unique réseau privé). Jetons un voile pudique sur la chose et retenons que ce système a permis à la France de se doter rapidement d'un imposant maillage d'autoroutes. Nous faisons d'ailleurs des envieux partout en Europe.
Cela dit, une fois les travaux réalisés et les emprunts remboursés, le péage aurait dû disparaître ou, du moins, diminuer significativement. Or, nous vivons exactement le contraire depuis des années. Que ce soit sur l'A1, l'A4 ou l'A6 (qui figurent parmi les plus anciens tronçons), le péage perdure. Pis, il augmente chaque année. Et ce, dans des proportions scandaleuses : prés de 30% de hausse en cinq ans sur certains trajets (voir le tableau ci-dessous). Une fois encore, il existe une explication. Plusieurs tronçons, peu fréquentés, ne sont pas rentables. Pour pallier cette non-rentabilité, le gouvernement a autorisé l' "adossement ", pratique qui consiste à compenser les pertes d'un tronçon déficitaire par les bénéfices d'un tronçon rentabilisé (au besoin en allongeant la durée de concession). Ainsi, aujourd'hui, l'automobiliste de l'A1 paie pour celui de l'A16, et le conducteur qui emprunte l'A6 paie pour celui qui circule sur l'A5…
Ce principe, assez logique en apparence, suscite néanmoins bien des frictions. Ainsi, la Cour des comptes s'est maintes fois prononcée sur le sujet. Depuis, 1973, elle dénonce ce système et n'y va pas de main morte : besoins en autoroutes largement (et parfois volontairement !) surestimés par rapport aux besoins réels, politique d'extension incontrôlée du réseau, manipulations comptables, tout y passe (voir encadré ci-dessous). En deux mots, il est démontré que tout a été fait pour que les augmentations de tarifs prennent systématiquement l'ascendant sur les réductions escomptées. Et pour que le chapitre " gratuité " tant attendu se retrouve plus que jamais relégué aux calendes grecques.
Le débat aurait pu rester franco-français. Mais non. Tout dernièrement, la Commission européenne est venue chahuter notre gouvernement. Cette fois au nom du principe de concurrence. En effet, chaque nouvelle construction d'autoroute est systématiquement attribuée à l'une des sociétés existantes, sans qu'aucun appel d'offres soit fait pour permettre à de nouveaux concurrents de se présenter. Ce qui, évidemment, ne favorise guère une politique de prix " tirés ". Pour faire bonne mesure, la Commission européenne a également trouvé à redire au poste taxation. Elle note que les tarifs de péage ne sont pas assujettis à la TVA. Si l'Etat français considère que le prix du péage n'est qu'une taxe de passage (on ne peut lui donner totalement tord), l'Europe le conçoit comme une " contrepartie à un service rendu ", donc assujetti à la TVA. A ce sujet, la Cour de justice européenne devrait prochainement délibérer… et vraisemblablement condamner la France.
Dans cette éventualité, l'automobiliste devra se fendre de quelques deniers supplémentaires.
Concernant la hausse probable, le ministre des Transports et les sociétés d'autoroutes se veulent rassurants. A les entendre, l'arrivée de la TVA ne devrait pas faire grimper les tarifs de 16,6 % (nouveau taux de TVA applicable en avril). Une augmentation est envisagée, mais dans quelle proportion : 2… 5… 10% ? Réponse dans quelques mois. En tous les cas, de quoi s'inquiéter. Qui a dit s'énerver ?

30 milliards !
Ce simple geste, des gestes milliers d'automobilistes l'accomplissent jour après jour. Ainsi, ce sont plus de 30 milliards de francs qui changent de poche chaque année. Un racket de moins en moins acceptable.

Des hausses records

Trajet
Février
1994
Février
2000
Augmentation
(en %)*
Tours - Paris (A10)
88 F
114 F
29,54 %
Rennes - Paris (A11+A81)
115 F
148 F
28,69 %
Rouen - Paris (A13)
21 F
27 F
28,57 %
Orgeval - La Défense (A14)**
30 F
38 F
26,66 %
Lyon - Paris (A6)
128 F
161 F
25,78 %
Caen - Paris (A13)
55 F
69 F
25,45 %
Bordeaux - Paris (A10)
214 F
262 F
22,42 %
Angers - Paris (A11)
109 F
133 F
22,01 %
Toulouse - Paris (A20)
298 F
355 F
19,12 %
Nice - Paris (A8+A7+A6)
304 F
360 F
18,42 %
Tours - Bordeaux (A10)
126 F
148 F
17,46 %
Lille - Paris (A1)
65 F
75 F
15,38 %
Aix-en-Provence - Nice (A8)
74 F
83 F
12,16 %

* Sur la période 1994-2000, l'inflation était inférieure à 7%.
** L'autoroute A14 a été inaugurée en novembre 1996. En trois ans, elle a déjà pris plus de 26 % d'augmentation. Joli score, non ?


Comme le montre notre tableau, certaines sections d'autoroute ont connu en quelques années une envolée considérable de leurs tarifs (jusqu'à 30 % !). Envolée inadmissible si l'on considère que, dans le même temps l'inflation est restée très mesurée (moins de 7 %). Inadmissible encore lorsqu'il apparaît que les tronçons incriminés ne sont ni les plus récents ni les moins fréquentés. Ainsi, les axes Lyon-Paris ou Rouen-Paris, achevés au début des années 1970, ont subi les plus fortes hausses. Alors qu'ils sont rentabilisés depuis la nuit des temps. Et comptent parmi les plus empruntés chaque jour ! Mais gémissent les sociétés d'autoroutes, " il faut bien payer pour les parcours nouvellement crées ". Qui, pour la plupart, ne bénéficient pas d'un trafic suffisamment élevé et se trouvent donc en panne de rentabilité.
Cette défense - l'adossement ! - plaidée d'année en année prend l'eau de toutes parts. A cet égard, la Cour des comptes a souligné à plusieurs reprises (pas moins de six rapports publics entre 1973 et 1999 !) l'incohérence du système. Elle démontre d'ailleurs dans sa publication la plus récente (novembre 1999) comment au final on se moque de nous. Morceaux choisis…
l Collusion et incohérence lors des décisions d'extension du réseau
Selon la Cour des comptes, " les études qui doivent éclairer la décision de réalisation d'une nouvelle autoroute manquent souvent de rigueur et de transparence ". De plus, souligne-t-elle, " les études sont fréquemment confiées à ceux-là même qui ont le plus d'intérêt à ce que le projet autoroutier soit réalisé ". Et de citer nommément les bureaux d'études liés au BTP (bâtiment et travaux publics) et les sociétés d'autoroutes ! En clair, ce sont les entités dont l'objectif naturel consiste à pondre et à exploiter du bitume qui ont décidé des extensions de réseau. Aberrant au vu des dérives constatées.
l Construction d'autoroutes inadaptées et ruineuses
La cour stigmatise ce phénomène de " carte blanche " en démontrant que " des autoroutes ont été construites sur des liaisons à faible trafic " (et donc forcément non rentables) " là où des solutions alternatives moins coûteuses auraient dû et pu être privilégiées ". Dans certains cas, cela a même abouti " à des investissements en partie redondants ", par exemple avec la coexistence " d'une autoroute à péage et d'une route nationale mise à 2x2 voies au tracé plus direct ".
l Gestion déplorable
L'Etat a non seulement laissé construire à tous crins mais il a parallèlement toléré " la perpétuation abusive de pratiques comptables " discutables. La Cour relève " un recours systématique à l'endettement et une indifférence quant aux résultats financiers à court terme ". Une dérogation comptable - légale ! - autorise en effet les sociétés d'autoroutes à ne pas intégrer dans leur bilan annuel les pertes résultant des frais financiers liés à la construction ou à l'amortissement de leur réseau. Elles peuvent reporter ces pertes de proche en proche sur les bilans à venir. Résultat : l'argent qui aurait dû servir à rembourser rapidement les tronçons construits - et à les rendre gratuits - a principalement servi à construire d'autres autoroutes. Dont certaines, nous l'avons dit, sont inutiles ou redondantes. Ou, très souvent, non rentables d'office. Bilan de cette spirale infernale : la dette globale des sociétés d'autoroutes avoisine aujourd'hui 140 milliards de francs. Qu'il nous faudra continuer à rembourser au minimum jusqu'en 2020. On nous a donc clairement volé la gratuité promise !

Augmentations moyennes des péages et inflations : le grand écart

Années
1994/95
1995/96
1996/97
1997/98
1998/99
Augmentation moyenne des tarifs autoroutiers
2,3 %
3 %
3 %
2,3 %
1,2 %
Inflation
1,6 %
2,1 %
1,7 %
1,1 %
0,3 %

On pourrait nous accuser de ne mettre en avant que les augmentations de tarifs les plus explosives (le prix des treize tronçons référencés plus haut). Or, même si l'on prend à raisonner sur l'ensemble du réseau autoroutier, on constate que, tous axes confondus, la tendance est également à la hausse. Rapportées à l'évolution de l'inflation, les augmentations autoroutières globales se révèlent systématiquement supérieures. Ainsi, sur la période 1998-1999, alors que l'inflation était de 0,3 % (le taux le plus bas depuis 1953), les tarifs des péages augmentaient de 1,2 % ! Quatre fois plus !

Sociétés d'autoroutes et gouvernement : l'entente cordiale
Interrogées sur ces hausses jugées excessives, les sociétés d'autoroutes se retranchent derrière la loi. Elles avancent notamment que les majorations en pourcentage du tarif kilométrique sont avalisées par le gouvernement. Sous-entendu : "Nous n'y pouvons rien." De fait, au mois de février, chaque société à la possibilité d'augmenter ses tarifs en fonction de ses besoins ; endettement, travaux restant à réaliser, moindres recettes dégagées par le péage, etc.
Elle présente sa requête, et l'État valide ou non. Exemple : cette année, ce sont les tarifs d'Area (l'exploitant des autoroutes autour des Alpes) qui connaissent la plus faible augmentation (0,8 %). Dans le m^me temps, la SAPN (qui rembourse les emprunts pour les A14 et A29 en Normandie) s'est vu autorisée à prélever sur l'ensemble de son réseau 1,66 % supplémentaire. Rappelons-le, des augmentations qui ne servent qu'à compenser des pertes quasiment programmées. Nous avons demandé à la Direction des routes ce qu'elle pensait des problèmes liés à la pratique de l'adossement. En insistant sur le fait que certains secteurs largement rentabilisés présentent encore des hausses importantes. La réponse est claire. "Sans ce système et avec le seul budget de l'État, on n'aurait pas eu un tel réseau autoroutier. Par contre, aujourd'hui (ndlr : en fait depuis 1998), il n'est plus question d'avoir recours à de telles pratiques pour les nouveaux tronçons. Cela signifie que chaque nouvelle concession devra être financée par son seul péage. C'est le cas avec l'A86 ouest, en Île-de-France, qui est concédée à Cofiroute." Avec une nuance, toutefois : "Si le taux de rentabilité était trop faible, il y aurait comme complément un financement public par l'impôt." Ce qui revient à dire que l'automobiliste pourrait payer deux fois l'autoroute (le péage ET l'impôt). Réjouissant !

Autoroutes gratuites, la peau de chagrin
A côté du réseau autoroutier payant, il existe quelques sections sans péage. Parce qu'elle est nécessaire mais impossible à rentabiliser (du fait de la faiblesse du trafic), l'A75, qui relie Clermont-Ferrand à Pézenas, a été déclarée d'utilité publique. D'autres tronçons sont également gratuits, la plupart se situant autour des villes de Bordeaux, Caen, Nantes, Rouen, etc. Ainsi, ce sont plus de 2000 kilomètres qui s'avèrent exonérés de péage, soit un cinquième seulement du réseau. La région et l'Etat (et nos impôts, bien entendu…) prennent alors en charge la totalité des frais engagés pour la construction et l'entretien des voies. C'est le cas, par exemple, des 2 x 2 voies créées afin de désenclaver la Bretagne (plan routier breton); malgré une mise aux normes autoroutières, elles ne devraient jamais connaître la dîme péagère.

Huit sociétés se partagent le réseau autoroutier français. Un réseau qui a doublé en vingt ans, pour atteindre actuellement 10400 km. Malgré les promesses faites, seuls 2400 km sont aujourd'hui gratuits.

Le bilan : Demain, on roule pas gratis !
Non, décidemment, ce n'est pas pour demain. Entre les impôts et les taxes ainsi que le spectre d'une future application de la TVA sur les tarifs de péage, l'automobiliste est - et restera - condamné à payer le prix fort sur l'autoroute. Certes, l'application de ces droits de passage a permis de construire en très peu de temps un important réseau autoroutier sans augmenter pour autant l'imposition directe des Français. Mais il y a eu dérive. Notamment de coûteux dérapages en ce qui concerne les choix d'équipement. On a systématiquement privilégié l'autoroute par rapport aux nationales. Les automobilistes français paient aujourd'hui cette politique autoroutière débridée.