Marianne - le 5 juillet 1999
Que
font les autoroutes de votre argent ?
par Jean-Claude
JAILLETTE
Non seulement la promesse
faite jadis de supprimer les péages n'a pas été tenue,
mais le principe s'est transformée en un piège redoutable. Explications.
La main de la femme caresse
tendrement le visage du jeune homme. Les lèvres s'entrouvrent, se rapprochent
sans se rencontrer. Quatre-vingt-seize kilomètres les séparent,
suggère la publicité. Version rose, l'autoroute réunit.
Trait d'union. Version grise, comme l'asphalte, ce ruban enfermé entre
deux rangées de grillage infranchissable est aussi un tiroir-caisse.
Toutes les deux heures, il réclame à l'automobiliste une poignée
de monnaie pour le droit de continuer. Paris-Bordeaux, 258 F, Paris-Toulouse,
350 F, Lyon-Montpellier, 118 F. A l'aller. Le double, avec le retour… A force,
ça lasse. Pourquoi payer alors que nos voisins d'Allemagne ne déboursent
pas un pfennig ? Qu'au Royaume-Uni un système de péage fictif
ou l'État rémunère directement les sociétés
d'autoroute à la place de l'usager, que la Suède, par souci d'environnement,
privilégie le péage urbain… afin de décourager les Suédois
d'utiliser leur voiture ? Seule l'Italie, qui dispose d'un réseau sensiblement
aussi long que le nôtre, a les mêmes pratiques. A des tarifs pourtant
inférieurs de 12 %.
Ou passe donc tout cet argent ? La question est à ce point préoccupante
que la Cour
des comptes tente elle-même d'y répondre depuis plus de dix
ans. Un rapport - le cinquième sur le sujet - a été rendu
public ces derniers jours. Le premier, datant de 1986, traduisait déjà
l'inquiétude des magistrats. Les suivants comportaient de sérieuses
mises en garde, chaque fois plus pressante. Sans grand effet. Le dernier en
date est un véritable coup de colère face aux dérives du
système autoroutier français. A vous faire regretter votre obole.
Dans son principe, le péage est tous ce qu'il y a de plus démocratiquement
correct : c'est un moyen de financer des infrastructures réclamant des
investissements considérables. Seul paie l'utilisateur de ce moyen de
transport rapide, sûr et confortable. Le contribuable qui préfère
les nationales, lui, ne dépense rien. D'où, les promesses faites
par les pouvoirs publics en 1960, au début de l'aventure autoroutière
: la perception sera limitée dans le temps. Or, quarante ans plus tard,
rien n'a changé. Ou plutôt si : des 80 km de 1959, le réseau
est passé aujourd'hui à plus de 8000 km, dont un peu plus de 6000
à péage. Autrement dit, les pièces laissées dans
les corbeilles ont servi à financer l'expansion. Et, comme un usager
qui paie doit être un client satisfait, les constructeurs n'ont pas lésiné
sur la qualité. Aires de repos, entretien, plantation, tracés
en douceur courbes amples, tout distingue le réseau payant d'un réseau
gratuit : empruntez l'axe Toul-Nancy dans le prolongement de la RN4 ou Valenciennes-Dunkerque,
et vous verrez la différence ! Une récente étude du Crédoc
a d'ailleurs montré combien les Français appréciaient la
qualité de leurs autoroutes : 80 % les plébiscitent, 91 % se régalent
des aires de repos, et 72 % se satisfont de l'information qui leur est fournie.
C'est ainsi que le trafic annuel a été multiplié par trois
et demi entre 1970 et 1994, alors que le parc automobile n'a que doublé.
Tout irait donc pour le mieux dans les meilleur des mondes.
A plonger son nez dans les bilans comme l'ont fait les magistrats de la Cour
des Comptes, on s'aperçoit pourtant que tout n'est pas si rose. Sur 100
F laissés au péage, 55 sont utilisés pour payer les charges
des emprunts contractés lors du financement de nouvelles sections. Vingt-cinq
francs sont ensuite affectés à l'exploitation du réseau,
19 aux impôts et taxes. Reste 1 petit franc pour l'autofinancement. Les
Semca (sociétés d'économie mixte concessionnaires d'autoroute)
se sont donc considérablement endettés. Au-delà du raisonnable
même : leur dette de 80 milliards est 20 fois supérieure à
leurs fonds propres et plus de 100 fois supérieure à leur capital
social ! Dans de telles conditions, une entreprise ordinaire aurait été
déclarée en faillite depuis longtemps. Pas les Semca, car leur
système comptable, exceptionnel et dérogatoire - néanmoins
couverts pare les autorités nationales -, leur permet de reporter leur
perte d'une année sur l'autre, jusqu'à la fin de la concession.
A cette date, l'État s'est engagé à combler le trou, s'il
y en a un. La situation serait dangereuse mais pas sans issue si les autoroutes
dégageaient de confortables profits. Or il n'en est rien. La majeure
partie des sections mises en services entre 1974 et 1994 couvrait uniquement
ses frais d'exploitation en 1995. Seuls les grands axes nord-sud dégagent
des bénéfices. Impossible donc de combler le déficit par
la seule perception des péages. Non seulement la promesse faite jadis
de les supprimer n'est pas tenue, mais le principe s'est transformée
en un piège redoutable. Malgré les mises en garde successives,
la machine est devenue folle.
Les écologistes le disaient depuis longtemps. Les magistrats le confirment
aujourd'hui : pour atteindre un objectif d'aménagement du territoire,
somme toute estimable, qui exige qu'en 2015 aucune partie du territoire ne puisse
se trouver à plus de 50 km d'une route express à deux fois deux
voies, d'une autoroute ou d'une gare desservie par le TGV, la France a privilégié
le tout-autoroute. Quitte à recourir à des subterfuges de tous
ordres quand la rentabilité des projets envisagés n'était
pas assurée. Avec la bénédiction, les encouragements
et même les pressions des gouvernements. Revus des pratiques douteuses.
1. L'adossement
C'est une technique qui permet de financer de nouvelles autoroutes par des emprunts
gagés sur les recettes des concessions pour des sections déjà
amorties. Surtout lorsque pour les nouveaux projets portent sur des voies ou
des ouvrages peu rentables. Le budget de l'État s'en trouve soulagé.
C'est ainsi que le péage est pérennisé sur l'autoroute
ancienne… pour compenser la prise en charge de tronçons déficitaires.
L'État accepte de prolonger la concession de la société
choisie. Ainsi, sur la section non rentable, le péage reste raisonnable.
Mais c'est une entrave à la concurrence, comme l'a estimé en 1989
la Commission européenne, puisque seules des sociétés exploitant
une autoroute voisine peuvent prétendre à des constructions nouvelles.
La pratique a donc été interdite. L'État français
a cependant obtenu un régime transitoire jusqu'au 31 décembre
1997. Huit ans…
Dans les derniers mois précédant la date fatidique, dix projets
ont été lancés, dont plusieurs présentent une rentabilité
si faible qu'ils ont été reportés depuis à plusieurs
reprises. Ainsi l'axe Clermont-Bordeaux, l'A89, surnommée " l'autoroute
des présidents " (elle dessert les fiefs de Valéry Giscard
d'Estaing, de Jacques Chirac et de François Mitterrand) ; on peut y ranger
également le tronçon Toulouse-Pamier, l'A99, une bretelle de l'A61
desservant Cintegabelle, terre d'élection de Lionel Jospin ; etc.
Tous les partenaires trouvent leur compte dans ces pratiques. Les Semca l'utilisent
parfois comme moyen de chantage pour obtenir le prolongement de leur concession.
Ainsi la Société des autoroutes Paris-Normandie (SAPN) s'est longtemps
fait tirer l'oreille avant d'accepter de prendre en charge le raccordement du
pont de Normandie à l'A13. Doublant le pont de Tancarville - il semble
même qu'il ait été financièrement adossé à
ce dernier, très rentable -, relié à une extrémité
à l'axe Le Havre-Calais, il débouche aujourd'hui sur une départementale.
Ridicule ! Le tronçon d'autoroute prévu était si déficitaire
qu'il aurait fallu fixer un péage à 80 F pour 16 km. Du coup,
plus de trafic La SAPN a finalement pris les choses en main, en échange
d'un prolongement de sa concession… jusqu'en 2012. Désormais, en prenant
un ticket pour Deauville, l'usager financera l'existence du somptueux pont de
Normandie.
Voilà comment l'extension du réseau s'est transformée en
une fuite en avant qui aurait pu être sans limite, si la Commission européenne
n'avait ordonné un coup d'arrêt. La fin de l'adossement est donc
programmée à la limite des concessions : entre 2014 et 2019 -
2030 pour Cofiroute, seule société privée d'autoroutes.
A cette dernière date, l'endettement aura atteint un niveau record de
215 milliards de francs. Qui paiera ? L'État, selon les engagements pris.
C'est à dire le contribuable. Une addition sept fois supérieure
à celle présentée par le Crédit lyonnais.
2.
Le tronçonnage
Comme si l'adossement ne suffisait pas à brouiller les cartes autoroutières,
les projets sont tronçonnés. Les parties les plus rentables sont
soumises à l'enquête d'utilité publique en priorité,
les parties litigieuses remises aux calendes grecques. Ainsi l'axe Genéve-Marseille,
l'A51. Au sud, Marseille-Sisteron a été mis en service en 1991
; au nord, Grenoble-Col-de-Fau doit être terminé en 2003. Reste
à relier les deux bouts. Depuis 1988, las acteurs socio-économiques
et les associations de protection de l'environnement s'empoignent. Le tracé
retenu favorise les élus locaux soucieux de l'aménagement du territoire.
Mais situé très à l'est de la vallée du Rhône,
en pleine montagne, il diminue l'intérêt du projet comme itinéraire
de délestage. Il existe en outre la réalisation d'une centaine
d'ouvrages d'art, de trois tunnels et de 22 viaducs, dont un exploit technique
pour franchir l'Ebron. Tout cela pour une distance de 100 km !
De plus, l'étude d'impact met en évidence des difficultés
géologiques (érosion, glissements de terrain), mais aussi des
risques écologiques : l'autoroute prévue traverse le plateau Bayard,
ou poussent 50 % des espèces d'orchidées françaises. La
situation est aujourd'hui bloquée. La rentabilité de ce qui a
déjà été réalisé est remise en cause,
las calculs initiaux ayant bien sûr été fait sur la base
d'un projet achevé…
3. Le
trucage des études
Pourquoi s'être obstiné à construire des tronçons
non rentables ? Pour parfaire le maillage réseau routier. Certes. Mais
aussi parce que les perspectives de déficit ne se révèlent
qu'après coup. Par sous-estimation des budgets. La Cour des comptes a
relevé des dérives importantes. Le coût du projet Le Havre-Yvetot
a augmenté de 89% entre la décision ministérielle en 1989
et la réalisation en juin 1995 ; entre 1988 et 1990, celui du tunnel
du Puymorens est passé de 542 millions de francs à 905, soit 67
% d'accroissement, justifiés notamment par les difficultés rencontrées
lors du creusement du tunnel. Celles-ci étaient pourtant prévisibles
avant l'ouverture du chantier.
Il y a pire. Non seulement les prix des travaux sont sous-estimés, mais
les prévisions de trafic sont, elles, surestimées. Dés
1992, des disparités allant du simple au triple avaient été
relevées entre les évaluations de la Direction des routes et celles
de la Direction de la prévision. " Les conditions dans lesquelles
les études sont faites présentent des irrégularités
qui ne garantissent pas leur objectivité ", écrivent les
magistrats. " Le Setra (Service d'études techniques des routes et
autoroutes) a confié de nombreuses enquêtes - pourtant de son ressort
- a des sociétés privées et ce dans des conditions pas
toujours claires ", poursuivent-ils. En 1995 et 1996, des études
très importantes, puisqu'elles portaient sur la modélisation du
réseau routier national à l'horizon 2015, ont été
attribuées à deux bureaux d'études liés à
des sociétés d'autoroutes et à des groupes de travaux publics
(la Scetauroute, filiale de la Caisse des dépôts, grand pourvoyeur
de fonds des chantiers autoroutiers, et un grand groupe de distribution de l'eau,
très impliqué dans les travaux publics). Le tout en fractionnant
ces études, pour rester en deçà du seuil de l'obligation
d'appel d'offres (700 000 F). Les traces de plusieurs commandes attribuées
le même jour sur le même projet ont été retrouvées.
Ailleurs, les Semca sont juges et parties. Des études préalables
aux projets autoroutiers ont été imputées à des
sociétés d'autoroute par le directeur des routes lui-même,
préjugeant en cela la décision de concession, au prétexte
que L'État ne pourrait, à lui seul, supporter de telles charges.
Ainsi, la société Escota a été priée de financer
pour 12 millions de francs des études concernant une partie de l'A51.
Lorsque le projet a été annulé, Escota a demandé
le remboursement de la somme au ministre de l'Équipement.
Dans ce qui a toutes les caractéristiques d'un trou noir, L'État
a une grande responsabilité. Les Semca n'ont de société
d'économie mixte que le nom. L'État, par l'intermédiaire
des sociétés mères, de la Caisse des dépôts,
de l'établissement public Autoroute de France, détient plus de
99 % de leur capital. Seule l'ATMB, concessionnaire du tunnel sous le mont Blanc,
réserve une part substantielle de son capital aux intérêts
privés et aux collectivités territoriales. Impossible pour ces
sociétés de résister aux demandes pressantes de l'actionnaire.
Notamment lors de l'octroi de concessions nouvelles. " C'est ainsi, note
la Cour dans son rapport, que des sociétés sont amenées
à supporter des charges sans lien avec leur activité principale.
" Ainsi la SAPR, concessionnaire de l'A5 et de l'A6, s'est retrouvée
en charge du tunnel de Sainte-Marie-aux-Mines, en Alsace, permettant le passage
de la RN59. A la charge - supplémentaire - des usagers de l'autoroute
du Sud.
Sur l'air du pousse-au-crime, les servitudes de L'État ne sont pas en
reste. Dans ce lobby autoroutier, il faut inscrire les ingénieurs
des Ponts et Chaussées. Jusqu'à une date récente, ces
grands seigneurs organisés en corps percevaient en toute légalité
une commission de cinq pour mille des dépenses de construction ainsi
que des recettes de péage. Rassemblés à titre collectif,
les fonds étaient redistribués sous forme de primes. Authentique
! La justification ? L'expertise de ces ingénieurs de haut vol en matière
de contrôle. Personne ne remettra en cause leurs grandes compétences.
Mais de là à penser qu'ils avaient un intérêt personnel
à développer le programme autoroutier…
Les parlementaires ont maintenant de quoi réfléchir. La dette
laissée par la construction des autoroutes existe. Il faudra bien l'honorer.
Le public lui-même a pris conscience de la nécessité de
freiner le programme autoroutier. Selon le Crédoc, les utilisateurs étaient
majoritairement favorables au développement du réseau il y a quatre
ans. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 38 %. Ils souhaitent même une diversification
des moyens de transports et un meilleur entretien du réseau national
existant.
Les déclarations ambiguës, et parfois contradictoires, du ministre
des Transports ne permettent pas de préjuger de l'avenir. Devant le désastre
de l'incendie du tunnel du Mont-blanc, Jean-Claude Gayssot a promis un changement
de la politique des transports, et le ferroutage pour demain. Depuis, rien n'a
bougé. Il est vrai que, peu de temps auparavant, en octobre 1998, devant
le Parlement, le ministre tenait un tout autre discours : " Le gouvernement
n'a jamais remis en cause le programme autoroutier ", avait-il affirmé.
Que croire ?
Le réseau et ses ratés
v Le troisième tronçon de l'axe
Marseille-Genéve, trop cher, trop destructeur, a été remis
à l'étude.
v Tunnel de Sainte-Marie-aux-Mines, adossé
à l'A8-A6.
v Emplacement du pont de Normandie, qui, pendant
plusieurs années, a débouché sur une départementale.